L'EUROPE SOCIALE EXISTE-T-ELLE ?

Il paraît difficile de ne pas évoquer ici, le rôle joué par l'Europe depuis un demi-siècle dans le domaine social et notamment dans les progrès enregistrés en matière d'hygiène et de sécurité du travail ces dermères armées.

Les textes fondateurs de l'Europe affichaient comme priorité la libre circulation des produits dans la Communauté par la suppression des entraves techniques au commerce et au libre-échange et ils ne comportaient guère de dispositions sociales. Pour tenter de combler ce vide, les chefs d'Etat et de gouvernement rédigèrent en 1972 une déclaration commune soulignant la nécessité d'accorder une priorité aux mesures destinées à améliorer la qualité de la vie dans la Communauté, notamment celle des travailleurs. En 1974, le Conseil adoptait un projet d'action sociale prévoyant la mise sur pied d'un programme communautaire concernant l'hygiène et la sécurité du travail. La même année est créé le Comité consultatif pour la sécurité, l'hygiène et la protection de la santé sur le lieu de travail qui doit assister la Commission européenne dans l'élaboration de textes et la préparation d'actions dans ce domaine. Comité tripartite composé de représentants des gouvernements, des employeurs, des organisations syndicales de travailleurs.

Une nouvelle approche

Cette activité un peu ronronnante va subitement s'accélérer à partir de 1985 avec la signature, le 7 mai, par le Conseil européen, d'une résolution proposant une ''Nouvelle Approche'', Par cette résolution, le Conseil se fixait un double objectif: l'élimination des entraves techniques aux échanges, d'une pari, et l'élaboration d'une politique plus dynamique de protection des travailleurs sur les lieux de travail, d'autre part.

Innovation essentielle de cette Nouvelle Approche l'adoption des directives santé-sécurité est dorénavant possible à la majorité qualifiée. Autrement dit, le refus d'un seul pays ne bloquera plus le processus législatif communautaire. Sous l'empire de l'ancienne approche, l'exigence de l'unanimité entre les Etatsmembres ainsi que la longueur de la procédure constituaient autant d'obstacles à des avancées sociales décisives. A ce rythme, la Communauté était dans l'incapacité d'ouvrir les frontières au le, janvier 1993). L'exemple le plus connu est celui de la directive "chariots automoteurs'' qui a demandé quinze ans de travail et rempli 180 pages du J.O. des communautés.

La nouvelle approche va se concrétiser par l'Acte unique européen qui ajoute deux nouveaux articles au Traité de Rome, les articles 100 A et 118 A.

L'article 100 A permet au Conseil de lever des entraves techniques aux échanges en adoptant à la majorité qualifiée des directives relatives à l'harmonisation des législations. Ces directives sont dites totales car les Etats-membres doivent les transcrire intégralement dans leur réglementation nationale ; mais contrairement aux premiers textes européens, elles fixent seulement les exigences essentielles de sécurité auxquelles doivent satisfaire les produits mis sur le marché, en laissant le soin à des normes de fixer les spécifications techniques dont les professionnels ont besoin pour concevoir des produits conformes à ces exigences.

L'article 118 A, lui, autorise l'adoption, toujours à la majorité qualifiée, de directives dites d'utilisation, fixant des prescriptions n-tinimales, un plancher audessous duquel aucun Etat-membre ne pourra se maintenir.

Ces deux articles poursuivent donc des objectifs différents. L'apport principal de l'article 118 A réside dans l'élaboration, au fil des directives, d'un socle de protection minimale de la santé et de la sécurité des salariés, socle que tout Etat-membre se doit de respecter dans son droit interne, tout en disposant du choix des moyens à mettre en ceuvre pour atteindre ce résultat.

A la fin de 1989 sera adoptée la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs qui marque un nouveau progrès dans l'évolution des mentalités au niveau européen.

Le poids des directives dans le droit français

Toutes ces directives sont transposées en droit français et intégrées au Code du travaiL C'est le mirÉstère du travail qui en France, est chargé de préparer cette transposition. Les partenaires sociaux représentés au sein du Conseil Supérieur de la prévention des risques professionnels sont associés à cette opération puisqu'ils sont consultés sur les projets de textes.

De toutes les directives issues de l'article 118 A, la plus importante est certainement la directive-cadre du 12 juin 1989 qui établit les principes devant garantir la sécurité et la santé des travailleurs sur les lieux de travail. Elle a donné naissance à trois directives-filles et douze directives particulières.

L'influence positive de ces textes sur le di oit français n'est pas contestable ; la loi du 31 décembre 1991, par exemple, issue de la duective-cadre du 12 juin 1989, renforce la responsabilité de l'employeur en matière d'hygiène et de sécurité dans son entreprise.

D'autres directives sont venues réglementer dans des domaines nouveaux, par exemple le travail sur écran, l'aménagement des lieux de travail ou le risque dû aux agents biologiques (décret no 94-352 du 4 mars 1994).

Autre exemple: les E.P.I. (Equipements de protection individuelle). Avant 1992, il n'existait aucun texte fiançais réglementant la conception et la mise sur le marché des équipements de protection individuelle. La directive 89-684 du 21 décembre 1989 est venue combler ce vide juridique. De la même façon, la directive 92-57, ''chantiers mobiles et temporaires'' transposée par la loi du 31 décembre 1993 fixe des prescriptions minimales de santé et de sécurité qui vont compléter les dispositions déjà adoptées en droit français (décrets des 20 février et 31 mars 1992). Elle impose en particulier la désignation d'un coordonateur dont la mission sera d'organiser la prévention dès la conception du projet et pendant la durée des travaux.

100 A et 118 A: Des objectifs complémentaires

Il est indiqué plus haut que les exigences essentielles formulées dans une directive ont besoin, pour être applicables, d'être soutenues par des spécifications techniques contenues dans des documents normatifs. L'élaboration de ces spécifications est confiée à des organismes de normalisation européens (Comité européen de normalisation et Comité européen de normalisation électrotechnique).

Une norme européenne peut être issue:

Classification des normes

Il existe quatre types de noi mes:

La normalisation en question

Tout produit confon-ne aux dispositions de la norme européenne le concernant sera présumé conforme aux prescriptions de la directive, et cela, bien que les noi mes harmonisées ne soient pas d'application obligatoire, En outre, tout produit satisfaisant aux exigences de la directive pourra circuler librement et être utilisé dans l'ensemble des pays de la Communauté.

On mesure donc ici toute l'importance du rôle confié aux organismes européens de normalisation.

Les auteurs du Bilan 1992 des Conditions de travail en France le soulignent très bien: "L'élaboration des normes européennes n'est pas seulement un acte technique, c'est un acte social car il touche à la sécurité des salariés et donc à leurs intérêts vitaux. C'est un acte économi. que, car il est susceptible de privilégier les acquis technologiques de telle ou telle industrie nationale. C'est un acte juridique, en raison de la présomption de conformité conférée aux matériels conformes aux normes listées au joui-na] Officiel de la Communauté européenne et des allégements de procédures de certLficaùon prévus notammentparla direcLive 8913921CEE relative aux machines. C'est un acte politique car ses conséquences auront notamment une certaine influence sur la perception qu'auront les salariés concernés du processus d'unification européenne".

Tout repose, en fait, sur la valeur des négociateurs et sur la qualité des textes qu'ils élaborent. Citons encore le Bilan: ces "négociateurs" doivent avoir conscience des enjeux de la normalisation et des exigences de leur mission.- respect des dispositions règlementaires porteuses de lintérêt général, alisme technique impliquant de faire appel à des techniques validées et accessibles, souci constant de faire prévaloir le plus haut rÉveau de sécurité possible compte tenu de l'état de la technique",

Les moyens et le contenu

Ces objectifs sont-ils toujours atteints ? Il serait difficile de le soutenir, On se heurte ici à deux types de problèmes: problèmes de moyens et problèmes de contenu.

Sur les moyens, il est évident que la mise au point des textes de directives et de normes représente une tâche très lourde, Un exemple:

A la fin de 1993, il restait à prendre 350 normes pour les machines et 150 pour les équipements de protection individuelle. Pour assurer un mirlimurri de représentation dans les groupes de travail et les comités techniques, la France est obligée de mobiliser une centaine d'agents de l'Inspection du Travail et environ 80 techniciens de la Caisse nationale et des caisses régionales d'assurance maladie et de l'I.N.R.S. Et pourtant, il n'est pas rare de voir un seul négociateur français face à cinq ou six Allemands et autant dAnglais et d'Italiens. Un tel déséquilibre entre représentions nationales ne joue évidemment pas en faveur de nos positions, même si nos experts font souvent preuve d'une belle combativité.

Un transfert de responsabilité

Autre déséquilibre qu'il faut déplorer: celui qui est constaté dans la composition des groupes de travail et comités techniques, Il se traduit par une surreprésentation des fabricants (qui sont souvent les délégués de grands groupes industriels) et des employeurs et une présence beaucoup plus modeste (voire intermittente) des représentants des salariés. Conscientes de la faiblesse de cette représentation, la Commission de Bruxelles et la Confédération européenne des syndicats ont tenté de constituer un front syndical plus solide en créant le Bureau technique syndical européen pour la santé et la sécurité du travail. Sera-ce suffisant pour susciter l'émergence de cette nouvelle race de militants qui manque cruellement au mouvement syndical ? On peut en douter car il sera toujours difficile pour un salarié d'être à la fois, expei t dans sa profession, disponible et de posséder l'expérience des réunions internationales.

Outre les problèmes de moyens, il faut constater des problèmes de contenu pour certaines normes. Face à des textes manifestement bâclés, aux objeclifs mal définis, on peut s'interroger sur la marge de manceuvre - la prime diront certains - accordée aux fabricants s'appuyant sur la présomption de conformité. Pour l'Autorité publique, il sera très difficile de mettre en cause cette présomption en cas d'application d'une norme harmonisée (la bonne foi du fabricant étant présumée), car elle devra alors faire la démonstration de la non conformité, à moins que cette preuve résulte de la constatation d'un risque ou de la survenance d'un accident, ce qui lui permettra de faire jouer la clause de sauvegarde prévue par les textes. Mais comment ne pas voir que l'éventualité la plus probable est celle d'un transfert de la responsabilité du risque (ou de l'accident) sur l'utilisateur (employeur, éventuellement responsable technique et, pourquoi pas, salarié ?). Il est significatif en tout cas de voir le ministère du travail français prendre ses distances à l'égard des comités européens de normalisation (Lire en particulier le chapitre consacré à la normalisation européenne dans le Bilan des conditions de travail 1992) en leur reprochant une absence de moyens et même un manque de vigilance et d'auto-contrôle. Il est difficile d'être plus sévère, puisqu'il va jusqu'à les menacer de se substituer à eux "dans des conditions nuisibles à la crédibilité, voire à l'existence même de la nouvelle approche"!

Vers l'an 2000

Pour l'heure, malgré ces difficultés conjoncturelles, la machine communautaire continue son lent travail d'harmonisation des législations nationales. 1995 a vu l'adoption d'une proposition de directive du conseil européen sur l'instauration d'une procédure d'information et de consultation des travailleurs dans les entreprises et groupes d'entreprises de taille européenne (ces dernières s'entendent d'entreprises ou ensembles d'entreprises employant au moins 1 000 travailleurs dans les Etats membres de l'Union Européenne et au moins 100 salariés dans deux Etats de l'Union). Un comité européen composé de représentants des travailleurs de ces entreprises pourrait être élu ou désigné conformément aux législations et pratiques nationales. Les informations qui leur seraient données porteraient non seulement sur la situation de l'emploi, les projets d'investissement mais également sur des changements substantiels concernant l'organisation, l'introduction de nouvelles méthodes de travail et procédés de production.

Enfin, la commission définit actuellement ses priorités dans le domaine de la santé et de la sécurité du travail pour le reste de la décennie. La publication d'un ''code général pour une action'' représente la première étape de ce processus. Et surtout, elle va proposer l'adoption d'une nouvelle directive sur le matériel de travail qui imposera à l'employeur de soumettre celui-ci à des inspections initiales et périodiques en fonction des risques et situations dangereuses qu'il peut engendrer.